L’actualité judiciaire me conduit aujourd’hui à vous parler des difficultés du métier de statisticien d’enquête. Les jeunes femmes appelées à la barre à Lille ces jours-ci pouvaient-elles être identifiées comme des prostituées ? Si les choses ne sont pas claires pour un directeur du FMI, elles ne le sont pas forcément non plus pour les statisticiens chargés du recensement.
L’identification de la profession de l’interviewé dans les enquêtes, et particulièrement les recensements, est un des problèmes les plus complexes de la collecte de données. Dans le questionnaire du recensement français de la population, pas moins de 6 questions sont consacrées à cette identification. Une de ces questions est une question ouverte : le répondant doit indiquer le plus clairement possible sa profession principale, et tout cela est codifié ensuite par les experts de l’INSEE. C’est la combinaison de cette codification et des réponses aux 5 autres questions qui permet de déterminer précisément la profession de l’interviewé. Le rythme des soirées de l’hôtel Carlton ne permettait probablement pas une identification aussi précise.
D’autant que cette identification dépend des représentations culturelles de l’époque où elle est réalisée. Voir, par exemple à ce propos, l’ouvrage de Robert Salais, Nicolas Baverez et Bénédicte Reynaud, « L’invention du chômage ».
On en trouve un exemple intéressant, et en phase avec l’actualité judiciaire déjà mentionnée, dans les recensements de la population français du 19ième siècle. L’INSEE a eu la bonne idée de mettre en ligne les résultats de ces recensements, qui n’étaient auparavant disponibles que sous forme de microfilms à la bibliothèque de l’INSEE : c’est sous ce format que je les avais consultés il y a quelques années.
Le recensement de 1856 compte ainsi le nombre de « filles publiques » (comme le dit délicatement l’INSEE, « les intitulés des variables sont ceux qui figuraient dans les publications d’origine dont les données ont été tirées. On peut penser que pour certains d’entre eux, la formulation serait différente aujourd’hui ». Il est vrai qu’une autre colonne compte les « idiots et crétins »).
On apprend ainsi qu’il y avait, en 1856, 14 098 filles publiques de sexe féminin, mais aussi 315 de sexe masculin.
En 1872 en revanche, une fois l’ordre républicain restauré, les filles publiques sont un peu moins nombreuses (11 875) et, surtout, ne sont plus que du sexe féminin. Il n’est pas dit où sont passés les 315 hommes publics…
La Troisième République vertueuse n’est pas seulement passée de Jacques Offenbach à Vincent D’Indy. Elle imprime sa marque dans tout ce qu’elle fait, y compris dans les tableaux de la Statistique Générale de la France.
Antoine Moreau
11/02/2015